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Charles Baudelaire - Du Vin et du Haschisch
Poème de Charles BAUDELAIRE (1821-1862)Du Vin et du HaschischILE VIN
Ah ! chers amis, ne lisez pas Brillat-Savarin. Dieu préserve ceux qu il chérit des lectures inutiles ; c'est la première maxime d'un petit livre de Lavater, un philosophe qui a aimé les hommes plus que tous les magistrats du monde ancien et moderne. On n'a baptisé aucun gâteau du nom de Lavater ; mais la mémoire de cet homme angélique vivra encore parmi les chrétiens, quand les braves bourgeois eux-mêmes auront oublié le Brillat-Savarin, espèce de brioche insipide dont le moindre défaut est de servir de prétexte à une dégoisade de maximes niaisement pédantesques tirées du fameux chef-d'oeuvre. Si une nouvelle édition de ce faux chef-d'oeuvre ose affronter le bon sens de l'humanité moderne, buveurs mélancoliques, buveurs joyeux, vous tous qui cherchez dans le vin le souvenir ou l'oubli, et qui, ne le trouvant jamais assez complet à votre gré, ne contemplez plus le ciel que par le cul de la bouteille, buveurs oubliés et méconnus, achèterez-vous un exemplaire et rendrez-vous le bien pour le mal, le bienfait pour l'indifférence ? L'ouvre le Kreisleriana du divin Hoffmann, et j'y lis une curieuse recommandation. Le musicien consciencieux doit se servir du vin de Champagne pour composer un opéra-comique. Il y trouvera la gaîté mousseuse et légère que réclame le genre. La musique religieuse demande du vin du Rhin ou du Jurançon. Comme au fond des idées profondes, il y a là une amertume enivrante ; mais la musique héroïque ne peut pas se passer de vin de Bourgogne. Il a la fougue sérieuse et l'entraînement du patriotisme. Voilà certainement qui est mieux, et outre le sentiment passionné d'un buveur, j'y trouve une impartialité qui fait le plus grand honneur à un Allemand. Hoffmann avait dressé un singulier baromètre psychologique destiné à lui représenter les différentes températures et les phénomènes atmosphériques de son âme. On y trouve des divisions telles que celles ci : Esprit légèrement ironique tempéré d'indulgence ; esprit de solitude avec profond contentement de moi même ; gaîté sarcastique insupportable à moi-même, aspiration à sortir de mon moi, objectivité excessive, fusion de mon être avec la nature. Il va sans dire que les divisions du baromètre moral d'Hoffmann étaient fixées suivant leur ordre de génération, comme dans les baromètres ordinaires. Il me semble qu'il y a entre ce baromètre psychique et l'explication des qualités musicales des vins une fraternité évidente. Hoffmann, au moment où la mort vint le prendre, commençait à gagner de l'argent. La fortune lui souriait. Comme notre cher et grand Balzac, ce fut vers les derniers temps seulement qu'il vit briller l'aurore boréale de ses plus anciennes espérances. À cette époque, les éditeurs, qui se disputaient ses contes pour leurs almanachs, avaient coutume, pour se mettre dans ses bonnes grâces, d'ajouter à leur envoi d'argent une caisse de vins de France. IIProfondes joies du vin, qui ne vous a connues ? Quiconque a eu un remords à apaiser, un souvenir à évoquer, une douleur à noyer, un château en Espagne à bâtir, tous enfin vous ont invoqué, dieu mystérieux caché dans les fibres de la vigne. Qu'ils sont grands les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur ! Qu'elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l'homme puise en lui ! Mais combien sont redoutables aussi ses voluptés foudroyantes et ses enchantements énervants. Et cependant dites, en votre âme et conscience, juges, législateurs, hommes du monde, vous tous que le bonheur rend doux, à qui la fortune rend la vertu et la santé faciles, dites, qui de vous aura le courage impitoyable de condamner l'homme qui boit du génie ? D'ailleurs le vin n'est pas toujours ce terrible lutteur sûr de sa victoire, et ayant juré de n'avoir ni pitié ni merci. Le vin est semblable à l'homme : on ne saura jamais jusqu'à quel point on peut l'estimer et le mépriser, l'aimer et le haïr, ni de combien d'actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable. Ne soyons donc pas plus cruels envers lui qu'envers nous-mêmes, et traitons-le comme notre égal. Il me semble parfois que j'entends dire au vin : - Il parle avec son âme, avec cette voix des esprits qui n'est entendue que des esprits. - “ Homme, mon bien aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liège, un chant plein de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d'espérance. Je ne suis point ingrat ; je sais que je te dois la vie. Je sais ce qu'il t'en a coûté de labeur et de soleil sur les épaules. Tu m'as donné la vie, je t'en récompenserai. Je te payerai largement ma dette ; car j'éprouve une joie extraordinaire quand je tombe au fond d'un gosier altéré par le travail. La poitrine d'un honnête homme est un séjour qui me plaît bien mieux que ces caves mélancoliques et insensibles. C'est une tombe joyeuse où j'accomplis ma destinée avec enthousiasme. Je fais dans J'estomac du travailleur un grand remue-ménage, et de là par des escaliers invisibles je monte dans son cerveau où j'exécute ma danse suprême. J'ai souvent pensé que si Jésus-Christ paraissait aujourd'hui sur le banc des accusés, il se trouverait quelque procureur qui démontrerait que son cas est aggravé par la récidive. Quant au vin, il récidive tous les jours. Tous les jours il répète ses bienfaits. C'est sans doute ce qui explique l'acharnement des moralistes contre lui. Quand je dis moralistes, j'entends pseudo-moralistes pharisiens. Mais voici bien autre chose. Descendons un peu plus bas. Contemplons un de ces êtres mystérieux, vivant pour ainsi dire des déjections des grandes villes ; car il y a de singuliers métiers. Le nombre en est immense. J'ai quelquefois pensé avec terreur qu'il y avait des métiers qui ne comportaient aucune joie, des métiers sans plaisir, des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais. Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives de la le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, ordures qui, remâchées par la divinité de l'Industrie, deviendront des objets d'utilité ou de jouissance. Voici qui, à la clarté sombre des réverbères tourmentés par le vent de la nuit, remonte une des rues tortueuses et peuplées de petits ménages de montagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu de châle d'osier avec son numéro sept. Il arrive la tête et butant sur les pavés, comme les jeunes poètes qui passent toutes leurs journées à errer et chercher des rimes. Il parle tout seul ; il verse âme dans l'air froid et ténébreux de la nuit. C'est monologue splendide à faire prendre en pitié les tragédies les plus lyriques. “ En avant ! marche ; division, tête, armée ! ” Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène ! Il paraît que le numéro sept s'est changé en sceptre de fer, et le châle d'osier en manteau impérial. Maintenant. il complimente son armée. La bataille est gagnée, mais la journée a été chaude. Il passe à cheval sous des arcs de triomphe. Son coeur est heureux. Il écoute avec délices les acclamations d'un monde enthousiaste. Tout à l'heure il va dicter son code supérieur à tous les codes connus. Il jure solennellement qu'il rendra ses peuples heureux. La misère et le vice ont disparu de l'humanité. Et cependant il a le dos et les reins écorchés par le poids de sa hotte. Il est harcelé de chagrins de ménage. Il est moulu par quarante ans de travail et de courses. L'âge le tourmente. Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l'humanité languissante un or intellectuel. Comme les bons rois, il règne par ses services et chante ses exploits par le gosier de ses sujets. Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innomée, dont le sommeil n'endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose pour eux des chants et des poèmes. Beaucoup de personnes me trouveront sans doute bien indulgent. “ Vous innocentez l'ivrognerie, vous réalisez la crapule. ” J'avoue que devant les bienfaits je n'ai pas le courage de compter les griefs. D'ailleurs, j'ai dit que le vin était assimilable à l'homme, et j'ai accordé que leurs crimes étaient égaux à leurs vertus. Puis-je mieux faire ? J'ai d'ailleurs une autre idée. Si le vin disparaissait de la production humaine, je crois qu'il se ferait dans la santé et dans l'intellect de la planète un vide, une absence, une défectuosité beaucoup plus affreuse que tous les excès et les déviations dont on rend le vin responsable. N'est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles ou des hypocrites ; des imbéciles, c'est-à-dire des hommes ne connaissant ni l'humanité ni la nature, des artistes repoussant les moyens traditionnels de l'art ; ouvriers blasphémant la mécanique ; - des hypocrites, c'est-à-dire des gourmands honteux, des fanfarons de sobriété, buvant en cachette et ayant quelque occulte ? Un homme qui ne boit que de l'eau a un secret à cacher à ses semblables. Qu'on en juge : il y a quelques années, à une exposition de peinture, la foule des imbéciles fit devant un tableau poli, ciré, verni comme un objet d'industrie. C'était l'antithèse absolue de l'art ; c'est la Cuisine de Drolling ce que la folie est à la les séides à l'imitateur. Dans cette peinture microscopique on voyait voler les mouches. J'étais attiré ce monstrueux objet comme tout le monde ; mais j'étais honteux de cette singulière faiblesse, car c'était l'irrésistible attraction de l'horrible. Enfin, je m'aperçus que j'étais entraîné à mon insu par une curiosité philosophique, l'immense désir de savoir quel pouvait être le caractère moral de l'homme qui avait enfanté une aussi criminelle extravagance. Je pariai avec moi-même qu'il devait être foncièrement méchant. Je fis prendre des renseignements, et mon instinct eut le plaisir de gagner ce pari psychologique. J'appris que le monstre se levait régulièrement avant le jour, qu'il avait ruiné sa femme de ménage, et qu'il ne buvait que du lait ! Encore une ou deux histoires, et nous dogmatiserons. Un jour, sur un trottoir, je vois un gros rassemblement ; je parviens à lever les yeux par-dessus les épaules des badauds, et je vois ceci : un homme étendu par terre, sur le dos, les yeux ouverts et fixés sur le ciel, un autre homme, debout devant lui, et lui parlant par gestes seulement, l'homme à terre lui répondant des yeux seulement, tous les deux ayant l'air animé d'une prodigieuse bienveillance. Les gestes de l'homme debout disaient à l'intelligence de l'homme étendu : “ Viens, viens encore, le bonheur est là, à deux pas, viens au coin de la rue. Nous n'avons pas complètement perdu de vue la rive du chagrin, nous ne sommes pas encore au plein-coeur de la rêverie ; allons, courage, ami, dis à tes jambes de satisfaire ta pensée. ” Tout cela plein de vacillements et de balancements harmonieux. L'autre était sans doute arrivé au premier d'ailleurs, il naviguait dans le ruisseau, car son sourire béat répondait : “ Laisse ton ami tranquille. La rive du chagrin a suffisamment disparu derrière les brouillards bienfaisants ; je n'ai plus rien à demander au ciel de la rêverie. ” Je crois même avoir entendu une phrase vague, ou plutôt un soupir vaguement formulé en paroles s'échapper de sa bouche : “ Il faut être raisonnable. ” Ceci est le comble du sublime. Mais dans l'ivresse il y a de l'hyper-sublime, comme vous allez voir. L'ami toujours plein d'indulgence s'en va seul au cabaret, puis il revient une corde à la main. Sans doute il ne pouvait pas souffrir l'idée de naviguer seul et de courir seul après le bonheur ; c'est pour cela qu'il venait chercher son ami en voiture. La voiture, c'est la corde ; il lui passe la voiture autour des reins. L'ami, étendu, sourit : il a compris sans doute cette pensée maternelle. L'autre fait un noeud ; puis il se met au pas, comme un cheval doux et discret, et il charrie son ami jusqu'au rendez-vous du bonheur. L'homme charrié, ou plutôt traîné et polissant le pavé avec son dos, sourit toujours d'un sourire ineffable. La foule reste stupéfaite ; car ce qui est trop beau, ce qui dépasse les forces poétiques de l'homme cause plus d'étonnement que d'attendrissement. Il y avait un homme, un Espagnol, un guitariste qui voyagea longtemps avec Paganini : c'était avant l'époque de la grande gloire officielle de Paganini. Ils menaient à eux deux la grande vie vagabonde des bohémiens, des musiciens ambulants, des gens sans famille et sans patrie. Tous deux, violon et guitare, donnaient des concerts partout où ils passaient. Ils ont erré ainsi assez longtemps dans différents pays. Mon Espagnol avait un talent tel, qu'il pouvait dire comme Orphée : “ Je suis le maître de la nature. ” Partout où il passait, raclant ses cordes, et les faisant harmonieusement bondir sous le pouce, il était sûr d'être suivi par une foule. Avec un pareil secret on ne meurt jamais de faim. On le suivait comme Jésus-Christ. Le moyen de refuser à dîner et l'hospitalité à l'homme, au génie, au souper, qui a fait chanter à votre âme ses plus beaux airs, les plus secrets, les plus inconnus, les plus mystérieux ! On m'a assuré que cet homme, d'un instrument qui ne produit que des sons successifs, obtenait facilement des sons continus. Paganini tenait la bourse, il avait la gérance du fonds social ce qui n'étonnera personne. La caisse voyageait sur la personne de l'administrateur ; tantôt elle était en haut, tantôt elle était en bas, aujourd'hui dans les bottes, demain entre deux coutures de l'habit. Quand le guitariste, qui était fort buveur, demandait où en était la situation financière, Paganini répondait qu'il n'y avait plus rien, du moins presque plus rien ; car Paganini était comme les vieilles gens, qui craignent toujours de manquer. L'Espagnol le croyait ou feignait de le croire, et, les yeux fixés sur l'horizon de la route, il raclait et tourmentait son inséparable compagne. Paganini marchait de l'autre côté de la route. C'était une convention réciproque, faite pour ne pas se gêner. Chacun étudiait ainsi et travaillait en marchant.. Puis, arrivés dans un endroit qui offrait quelques chances de recette, l'un des deux jouait une de ses compositions, et l'autre improvisait à côté de lui une variation, un accompagnement, un dessous. Ce qu'il a eu de jouissances et de poésie dans cette vie de troubadour, nul ne le saura jamais. Ils se quittèrent, je ne sais pas pourquoi. L'Espagnol voyagea seul. Un soir, il arrive dans une petite ville du Jura ; il fait afficher et annoncer un concert dans une salle de la mairie. Le concert, c'est lui, pas autre chose qu'une guitare. Il s'était fait connaître en raclant dans quelques cafés, et il y avait quelques musiciens dans la ville qui avaient été frappés de cet étrange talent. Enfin il vint beaucoup de monde. Mon Espagnol avait déterré dans un coin de la ville, à côté du cimetière, un autre Espagnol, un pays. Celui-ci était une espèce d'entrepreneur de sépultures, un marbrier fabricant de tombeaux. Tomme tous les gens à métiers funèbres, il buvait bien. Aussi la bouteille et la patrie commune les menèrent loin ; le musicien ne quittait plus le marbrier. Le jour même du concert, l'heure arrivée, ils buvaient ensemble, mais où ? C'est ce qu'il fallait savoir. On battit tous les cabarets de la ville, tous les cafés. Enfin on le déterra avec son ami, dans un bouge indescriptible, et parfaitement ivre, l'autre aussi. Suivent des scènes analogues, à la Kean et à la Frédérick. Enfin il consent à aller jouer ; mais le voilà pris d'une idée subite : “ Tu joueras avec moi ”, dit-il à son ami, celui-ci refuse ; il avait un violon, mais il en jouait comme le plus épouvantable meurtrier, “ Tu joueras, ou bien je ne joue pas, ” Il n'y a pas de sermons ni de bonnes raisons qui tiennent ; il fallut céder, Les voilà sur l'estrade, devant la fine bourgeoisie de l'endroit, “ Apportez du vin ”, dit l'Espagnol. Le faiseur de sépultures, qui était connu de tout le monde, mais nullement comme musicien, était trop ivre pour être honteux. Le vin apporté, l'on n'a plus la patience de déboucher les bouteilles. Mes vilains garnements les guillotinent à coups de couteau, comme les gens mal élevés. Jugez quel bel effet sur la province en toilette ! Les dames se retirent, et devant ces deux ivrognes, qui avaient l'air à moitié forts, beaucoup de gens se sauvent scandalisés. Mais bien en prit à ceux chez qui la pudeur n'éteignit pas la curiosité et qui eurent le courage de rester. “ Commence ”, dit le guitariste au marbrier. Il est impossible d'exprimer quel genre de sons sortit du violon ivre ; Bacchus en délire taillant de la pierre avec une scie. Que joua-t-il, ou qu'essaya-t-il de jouer ? Peu importe, le premier air venu. Tout à coup, une mélodie énergique et suave, capricieuse et une à la fois, enveloppe, étouffe, éteint, dissimule le tapage criard, La guitare chante si haut que le violon ne s'entend plus. Et cependant c'est bien l'air, l'air aviné qu'avait entamé le marbrier. La guitare s'exprime avec une sonorité énorme ; elle jase, elle chante, elle déclame avec une verve effrayante, et une sûreté, une pureté inouïes de diction. La guitare improvisait une variation sur le thème du violon d'aveugle. Elle se laissait guider par lui, et elle habillait splendidement et maternellement la grêle nudité de ses sons. Mon lecteur comprendra que ceci est indescriptible ; un témoin vrai et sérieux m'a raconté la chose, Le public à la fin était plus ivre que lui, L'Espagnol fut fêté, complimenté, salué par un enthousiasme immense, Mais sans doute le caractère des gens du pays lui déplut ; car ce fut la seule fois qu'il consentit à jouer. Et maintenant où est-il ? Quel soleil a contemplé ses derniers rêves ? Quel sol a reçu sa dépouille cosmopolite ? Quel fossé a abrité son agonie ? Où sont les parfums enivrants des fleurs disparues ? Où sont les couleurs féeriques des anciens soleils couchants ? IIIJe ne vous ai rien appris sans doute de bien nouveau. Le vin est connu de tous ; il est aimé de tous. Je montrerai les inconvénients du haschisch, dont le moindre, malgré les trésors de bienveillance inconnus qu'il fait germer en apparence dans le coeur, ou plutôt dans le cerveau de l'homme, dont le moindre défaut, dis-je, est d'être antisocial, tandis que le vin est profondément humain, et j'oserais presque dire homme d'action. IVLE HASCHISCH
Les nymphes aux chairs éclatantes vous regardent avec de grands yeux plus limpides que l'eau et l'azur. Vous prendriez votre place et votre rôle dans les plus méchantes peintures, les plus grossiers papiers peints qui tapissent les murs des auberges. Il y a en vous quelque chose qui dit : “ Tu es supérieur à tous les hommes, nul ne comprend ce que tu penses, ce que tu sens maintenant. Ils sont même incapables de comprendre l'immense amour que tu éprouves pour eux. Mais il ne faut pas les haïr pour cela ; il faut avoir pitié d'eux. Une immensité de bonheur et de vertu s'ouvre devant toi. Nul ne saura jamais à quel degré de vertu et d'intelligence tu es parvenu. Vis dans la solitude de ta pensée, et évite d'affliger les hommes. ” Un des effets les plus grotesques du haschisch est la crainte poussée jusqu'à la folie la plus méticuleuse d'affliger qui que ce soit. Vous déguiseriez même, si vous en aviez la force, l'état extra-naturel où vous êtes, pour ne pas causer d'inquiétude au dernier des hommes. Dans ce suprême état, l'amour, chez les esprits tendres et artistiques, prend les formes les plus singulières et se prête aux combinaisons les plus baroques. Un libertinage effréné peut se mêler à un sentiment de paternité ardente et affectueuse. Ma dernière observation ne sera pas la moins curieuse. Quand, le lendemain matin, vous voyez le jour installé dans votre chambre, votre première sensation est un profond étonnement. Le temps avait complètement disparu. Tout à l'heure c'était la nuit, maintenant c'est le jour. “ Ai-je dormi, ou n'ai-je pas dormi ? Mon ivresse a-t-elle duré toute la nuit, et la notion du temps étant supprimée, la nuit entière n'a-t-elle eu pour moi à peine que la valeur d'une seconde ? ou bien, ai-je été enseveli dans les voiles d'un sommeil plein de visions ? ” Il est impossible de le savoir. Il vous semble que vous éprouvez un bien-être et une légèreté d'esprit merveilleuse ; nulle fatigue. Mais à peine êtes-vous debout qu'un vieux reste d'ivresse se manifeste. Vos jambes faibles vous conduisent avec timidité, vous craignez de vous casser comme un objet fragile. Une grande langueur, qui ne manque pas de charme, s'empare de votre esprit. Vous êtes incapable de travail et d'énergie dans l'action. C'est la punition méritée de la prodigalité impie avec laquelle vous avez fait une si grande dépense de fluide nerveux. Vous avez jeté votre personnalité aux quatre vents du ciel, et maintenant vous avez de la peine à la rassembler et à la concentrer. VJe ne dis pas que le haschisch produise sur tous les hommes tous les effets que je viens de décrire. J'ai raconté à peu de chose près les phénomènes qui se produisent généralement, sauf quelques variantes, chez les esprits artistiques et philosophiques. Mais il y a des tempéraments chez qui cette drogue ne développe qu'une folie tapageuse, une gaîté violente qui ressemble à du vertige, des danses, des sauts, des trépignements, des éclats de rire. Ils ont pour ainsi dire un haschisch tout matériel. Ils sont insupportables aux spiritualistes qui les prennent en grande pitié. VIEn Égypte, le gouvernement défend la vente et le commerce du haschisch, à l'intérieur du pays du moins. Les malheureux qui ont cette passion viennent chez le pharmacien prendre, sous le prétexte d'acheter une autre drogue, leur petite dose préparée à l'avance. Le gouvernement égyptien a bien raison. Mais il faut voir les résultats. Voici une liqueur qui active la digestion, fortifie les muscles, et enrichit le sang. Prise en grande quantité même, elle ne cause que des désordres assez courts. Voilà une substance qui interrompt les fonctions digestives, qui affaiblit les membres et qui peut causer une ivresse de vingt-quatre heures. Le vin exalte la volonté, le haschisch l'annihile. Le vin est support physique, le haschisch est une arme pour le suicide. Le vin rend bon et sociable. Le haschisch est isolant. L'un est laborieux pour ainsi dire, l'autre essentiellement paresseux. À quoi bon, en effet, travailler, labourer, écrire, fabriquer quoi que ce soit, quand on peut emporter le paradis d'un seul coup ? Enfin le vin est pour le peuple qui travaille et qui mérite d'en boire. VIIJe termine cet article par quelques belles paroles qui ne sont pas de moi, mais d'un remarquable philosophe peu connu, Barbereau, théoricien musical, et professeur au Conservatoire. J'étais auprès de lui dans une société dont quelques personnes avaient pris du bienheureux poison, et il me dit avec un accent de mépris indicible : “ Je ne comprends pas pourquoi l'homme rationnel et spirituel se sert de moyens artificiels pour arriver à la béatitude poétique, puisque l'enthousiasme et la volonté suffisent pour l'élever à une existence supra-naturelle. Les grands poètes, les philosophes, les prophètes sont des êtres qui par le pur et libre exercice de la volonté parviennent à un état où ils sont à la fois cause et effet, sujet et objet, magnétiseur et somnambule. ” Je pense exactement comme lui.
ENIVREZ-VOUSIl faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
EXORDE POUR LES CONFÉRENCES DONNÉES EN 1864 À BRUXELLESMessieurs, il me paraissait oiseux de faire un traité complet des excitants, dont la caractéristique générale est d'engendrer un affaiblissement proportionné à l'excitation et un châtiment aussi cruel que la jouissance a été vive. Il serait oiseux de parler des excitants vulgaires, tels que l'absinthe, le thé, le café, le vin de quinquina ou même la coca, ou érythroxylon, cette singulière plante dont les feuilles mâchées augmentent l'énergie en diminuant le sommeil et en supprimant l'appétit, ou bien de la ciguë islandaise, dont l'absorption fait voir, dit-on, aux yeux du cerveau empoisonné les monstruosités du monde antédiluvien. Recueil " Les Fleurs du mal " - Poèmes de Charles BAUDELAIRE (1821-1862) | Auteurs Classiques Date de création : 23/12/2010 @ 00:09
Dernière modification : 07/07/2012 @ 20:50
Catégorie : Charles Baudelaire
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