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Paul Verlaine - Don Juan pipé (Nagère)
Poème de Paul VerlaineDon Juan pipéÀ François CoppéeDon Juan qui fut grand Seigneur en ce monde Est aux enfers ainsi qu'un pauvre immonde Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux, Et si n'étaient la lueur de ses yeux Et la beauté de sa maigre figure, En le voyant ainsi quiconque jure Qu'il est un gueux et non ce héros fier Aux dames comme au poète si cher Et dont l'auteur de ces humbles chroniques Vous va parler sur des faits authentiques. Il a son front dans ses mains et paraît Penser beaucoup à quelque grand secret. Il marche à pas douloureux sur la neige : Car c'est son châtiment que rien n'allège D'habiter seul et vêtu de léger Loin de tout lieu où fleurit l'oranger Et de mener ses tristes promenades Sous un ciel veuf de toutes sérénades Et qu'une lune morte éclaire assez Pour expier tous ses soleils passés. Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable S'est vu réduire à l'état pitoyable De tourmenteur et de geôlier gagé Pour être las trop tôt, et trop âgé. Du Révolté de jadis il ne reste Plus qu'un bourreau qu'on paie et qu'on moleste Si bien qu'enfin la cause de l'Enfer S'en va tombant comme un fleuve à la mer, Au sein de l'alliance primitive. Il ne faut pas que cette honte arrive. Mais lui, don Juan, n'est pas mort, et se sent Le coeur vif comme un coeur d'adolescent Et dans sa tête une jeune pensée Couve et nourrit une force amassée ; S'il est damné c'est qu'il le voulut bien, Il avait tout pour être un bon chrétien, La foi, l'ardeur au ciel, et le baptême, Et ce désir de volupté lui-même, Mais s'étant découvert meilleur que Dieu, Il résolut de se mettre en son lieu. À cet effet, pour asservir les âmes Il rendit siens d'abord les cœurs des femmes. Toutes pour lui laissèrent là Jésus, Et son orgueil jaloux monta dessus Comme un vainqueur foule un champ de bataille. Seule la mort pouvait être à sa taille. Il l'insulta, la défit. C'est alors Qu'il vint à Dieu, lui parla face à face Sans qu'un instant hésitât son audace. Le défiant, Lui, son Fils et ses saints ! L'affreux combat ! Très calme et les reins ceints D'impiété cynique et de blasphème, Ayant volé son verbe à Jésus même, Il voyagea, funeste pèlerin, Prêchant en chaire et chantant au lutrin, Et le torrent amer de sa doctrine, Parallèle à la parole divine, Troublait la paix des simples et noyait Toute croyance et, grossi, s'enfuyait. Il enseignait : " Juste, prends patience. " Ton heure est proche. Et mets ta confiance " En ton bon coeur. Sois vigilant pourtant, " Et ton salut en sera sûr d'autant. " Femmes, aimez vos maris et les vôtres " Sans cependant abandonner les autres... " L'amour est un dans tous et tous dans un, " Afin qu'alors que tombe le soir brun " L'ange des nuits n'abrite sous ses ailes " Que cœurs mi-clos dans la paix fraternelle. " Au mendiant errant dans la forêt Il ne donnait un sol que s'il jurait. Il ajoutait : " De ce que l'on invoque " Le nom de Dieu, celui-ci s'en choque, " Bien au contraire, et tout est pour le mieux. " Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux. Puis il disait : " Celui-là prévarique " Qui de sa chair faisant une bourrique " La subordonne au soin de son salut " Et lui désigne un trop servile but. " La chair est sainte ! Il faut qu'on la vénère. " C'est notre fille, enfants, et notre mère, " Et c'est la fleur du jardin d'ici-bas ! " Malheur à ceux qui ne l'adorent pas ! " Car, non contents de renier leur être, " Ils s'en vont reniant le divin maître, " Jésus fait chair qui mourut sur la croix, " Jésus fait chair qui de sa douce voix " Ouvrait le coeur de la Samaritaine, " Jésus fait chair qu'aima la Madeleine ! " À ce blasphème effroyable, voilà Que le ciel de ténèbres se voila. Et que la mer entrechoqua les îles. On vit errer des formes dans les villes Les mains des morts sortirent des cercueils, Ce ne fut plus que terreurs et que deuils Et Dieu voulant venger l'injure affreuse Prit sa foudre en sa droite furieuse Et maudissant don Juan, lui jeta bas Son corps mortel, mais son âme, non pas ! Non pas son âme, on l'allait voir ! Et pâle De male joie et d'audace infernale, Le grand damné, royal sous ses haillons, Promène autour son œil plein de rayons, Et crie : " À moi l'Enfer ! ô vous qui fûtes " Par moi guidés en vos sublimes chutes, " Disciples de don Juan, reconnaissez " Ici la voix qui vous a redressés.- " Satan est mort, Dieu mourra dans la fête, " Aux armes pour la suprême conquête ! " Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés, " C'est le grand jour pour le tour des damnés. " Il dit. L'écho frémit et va répandre L'appel altier, et don Juan croit entendre Un grand frémissement de tous côtés. Ses ordres sont à coup sûr écoutés : Le bruit s'accroît des clameurs de victoire, Disant son nom et racontant sa gloire. " À nous deux, Dieu stupide, maintenant ! " Et don Juan a foulé d'un pied tonnant Le sol qui tremble et la neige glacée Qui semble fondre au feu de sa pensée... Mais le voilà qui devient glace aussi Et dans son coeur horriblement transi Le sang s'arrête, et son geste se fige. Il est statue, il est glace. Ô prodige Vengeur du Commandeur assassiné ! Tout bruit s'éteint et l'Enfer réfréné Rentre à jamais dans ses mornes cellules. " Ô les rodomontades ridicules " , Dit du dehors Quelqu'un qui ricanait, " Contes prévus ! farces que l'on connaît ! " Morgue espagnole et fougue italienne ! " Don Juan, faut-il afin qu'il t'en souvienne, " Que ce vieux Diable, encore que radoteur, " Ainsi te prenne en délit de candeur ? " Il est écrit de ne tenter... personne " L'Enfer ni ne se prend ni ne se donne. " Mais avant tout, ami, retiens ce point : " On est le Diable, on ne le devient point. " Retour Date de création : 21/10/2007 @ 22:34
Dernière modification : 07/07/2012 @ 20:44
Catégorie : Paul Verlaine
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